4 novembre 2020 | Actualités

Travailler ensemble

Au printemps, Frantz Olivié répondait aux questions d’Aurélie Marcireau dans le Magazine littéraire suite à la tribune « Nous sommes en crise » publiée dans L’Humanité par des éditeurs indépendants.
« L’objet de la tribune en question est précisément de commencer à faire entendre une voix différente sur le vaste marché du livre, un terrain ultra concurrentiel dominé par la logique des flux croissants et l’impératif bénéficiaire. »

Pour commencer, que représente ce secteur des indépendants et qui le représente ?

Frantz Olivié : Je préférerais ne pas parler d’un « secteur » concernant l’édition indépendante. Ce n’est pas un isolat, elle n’est ni homogène ni étanche. À rigoureusement parler, l’expression désigne des maisons d’édition variées, dont le capital est majoritairement détenu par ceux qui travaillent en leur sein (gérants, salariés, associés, ou même bénévoles), dans des formes diverses (sarl, association 1901, ou, comme nous, des coopératives, etc.), et non pas par des sociétaires en attente de plus-values ou par des groupes ou consortiums à visée lucrative. Ce qui signale une capacité de liberté plus grande dans le choix des titres, elle-même suggérant à son tour une capacité de création plus importante. On convient généralement dans le même temps que les « indépendants » disposent de chiffres d’affaires plutôt modestes, reflet d’une production assez parcimonieuse. Ce sont des maisons qui, autrement dit, pondèrent l’exigence commerciale par une volonté de liberté : elles en paient le prix tous les jours.
Cela dit, j’aimerai éviter que cela ne devienne un label, au risque d’être ensuite porté en bandoulière par certains comme une bannière rémunératrice. On a vite fait dans l’édition de proposer la « vertu » comme une marque à consommer. Je ne vois personne actuellement qui représente cet ensemble disparate, et l’objet de la tribune en question est précisément de commencer à faire entendre une voix différente sur le vaste marché du livre, un terrain ultra concurrentiel dominé par la logique des flux croissants et l’impératif bénéficiaire. C’est un début, et rien qu’un début.

Quels liens entretenez-vous avec les librairies et quelles sont vos craintes face à la situation actuelle ?

F. O. : Les librairies sont exactement le lieu de cette concurrence, qui se joue au mètre linéaire gagné sur les collègues. Comme la place en librairie est restreinte, elle y est chère. Question de visibilité. La librairie est donc le nœud de la question : c’est ici que tout se joue au bout du compte. Or les libraires sont aujourd’hui eux aussi très disparates. Réceptionnistes de la surproduction effrénée qui nous étouffe depuis des décennies, et qu’ils sont sommés d’absorber quotidiennement, leur liberté réside dans les choix des commandes qu’ils peuvent (encore) faire. C’est ici que nous les retrouvons : dans une connivence au titre par titre, informée par le catalogue.
La Loi sur le prix unique, à mon avis, était fondée sur le maintien de cette connivence possible sur tout le territoire, dans toutes les librairies indifféremment. Les accords commerciaux parfois draconiens passés avec les diffuseurs, les loyers (surtout en centre-ville), la surproduction et le manque de place se conjuguent depuis longtemps pour fragiliser la librairie ou son indépendance. Avec le coup d’arrêt qui vient d’être mis à la production, le péril immédiat d’une baisse de chiffre d’affaire est énorme pour les libraires, malgré les aides des institutions. Ce qui pourra signifier la fermeture pure et simple pour certaines. Mais à plus long – et surtout moyen – terme, j’ai bien peur que la pression, disons à partir de janvier 2021, s’accentue encore par rapport à ce qu’elle a été « avant ». Ce qui va conduire à une difficulté accrue de faire des choix au titre par titre et de proposer aux lecteurs de la variété. Ce que je redoute le plus, c’est la standardisation, le conforme, que risque d’aggraver la pression de l’impératif commercial.

Vous soulignez des évolutions ces dernières années qui vous fragilisent, est-ce le moment d’inverser des tendances, d’agir et si oui comment ?

F. O. : On arrive toujours en retard. La tendance aurait dû être modifiée il y a peut-être vingt ou trente ans, si cela peut avoir un sens de l’énoncer maintenant. Il est donc temps de chercher à l’inverser, en effet. La financiarisation du livre est désormais galopante, internationalisée, comme le reste, les auteurs objets de négociations mercantilistes, et le tout est en train de produire une culture d’aéroport inepte. Il faut donc lutter pour maintenir possible la publication d’ouvrages intempestifs, non pas sortis des idées clinquantes de quelque adepte du marketing inventif, mais de la nécessité. Alors, pour commencer, les éditeurs doivent se poser la question de la nécessité de publier ce qu’ils publient. Il est impératif dans le même temps de sauvegarder la librairie elle aussi indépendante. Ici, il faut freiner la rotation des flux : par des dispositions légales ? des accords commerciaux ? Je l’ignore, mais il me semble que gagner du temps à donner aux lecteurs en laissant vivre davantage les livres sur les rayons des librairies serait un idéal à viser. Et ici, ce ne sont pas les beaux mots qui vont nous y aider mais des moyens techniques à concevoir. C’est ce à quoi nous devrons passer les mois qui arrivent.
La chaîne du livre est vécue souvent comme contraignante, intrinsèquement concurrente avec elle-même : on joue les éditeurs contre les auteurs et les traducteurs, les éditeurs contre les imprimeurs, ou contre les diffuseurs, qui sont contre les libraires. Chacun rogne de son mieux la part du gâteau. Penser donc une nouvelle approche du monde du livre suppose aussi des relations interprofessionnelles plus étroites, plus concertées.

Propos recueillis par Aurélie Marcireau.